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recueil de Nouvelles, Novellas, Poèmes, Contes, Fables, Sonnets et... Poésies

MISSA

                                                   Nouvelle 
 
 
 
 
                       Moi, Sergey Missarianovitch dit… « Missa » 
 
 
 
 
 
                    À l’âge du nourrisson où la majorité des parents de la planète s’enorgueillissent avec émotion de voir leur enfant, dans une stabilité plus que fragile, faire enfin ses premiers pas, j’étais moi comme un petit cachalot, couché bien confortablement dans mes couches pleines, au beau milieu du parquet ciré de la Datcha de mes grands-parents. Assis à mes côtés, mon père s’astreignait depuis quelques heures déjà, à me construire minutieusement à l’aide de mes Bichocos fourrés au chocolat, une magnifique tour à l’équilibre délicat. Mes grands-parents, grands témoins devant l’histoire, assistaient à la scène, ce qui rendait mon père plus joyeux et fier encore. Compte tenu que ma mère et le reste de la famille avait jeté l’éponge depuis mon deuxième mois, il ne me restait plus qu’eux trois. La tour me dépassant de trois bonnes têtes, je fus pris alors d’une conviction soudaine - à l’origine peut-être d’une colère déjà enfuie envers ce mauvais coup du sort maternel - et je me levai sur mon séant pour la première fois depuis ma venue au monde. J’accomplissais ainsi un petit miracle devant les visages médusés de mes grands-parents qui rythmaient les gesticulations de mes bras dans les airs, par des applaudissements nourris en scandant - MISSA, MISSA - … L’atmosphère ambiante devenant de plus en plus instable du haut de ma toute petite hauteur, je pris ensuite une initiative qui dirigea ma vie entière quand, en route pour le second prodige de la journée, je surpris encore plus mon monde lorsque j’abattis la tranche de ma main gauche sur le haut de la tour, avec toute la fanfaronnerie effrontée et naïve d’un petit bébé. Sectionnant d’un même coup très net, l’éphémère construction de mon père en deux parties parfaitement égales. Les deux tours de gâteaux devenues ainsi jumelles, réplique de celles de Manhattan, vacillèrent un moment puis s’écroulèrent avec fracas sur le parquet de bois, devant les yeux interloqués de mon assistance familiale. Ce qui médusa et à la fois étonna ma famille, ne fut pas que je venais de briser le jouet de mon père, non ! - ce dernier m’ayant raconté, hilare, l’histoire une bonne dizaine de fois -, mais de la force qu’il m’avait fallu déployer pour abattre d’un seul coup la forteresse certes branlante, de ces biscuits ronds dentelés et pleins de chocolat. Cette anecdote incroyable de ma première année de vie demeura longtemps secrète et exclusivement réservée aux annales familiales. Elle scella le point de départ de ma longue carrière d’athlète de haut niveau, grâce à mes capacités hors normes. Mon père qui venait de déceler l’étoile qui brillait en moi, décida que cet épisode majeur ne devait pas rester sans lendemain et m’initia de suite dans ce rapport de force avec la vie. Et c’est après m’avoir débarrassé de mes loques humides et molles qu’il m’habilla d’un petit uniforme de l’armée russe flamboyant qu’il venait de sortir d’une boîte rose enrubannée de bleu ciel et tapissée de fibres de mûriers à papier. Protégeant l’habit soigneusement plié. Des petits gants blancs complétaient l’ensemble, destinés à dissimuler un peu mes grosses mains. 
 
 
 
     Les raisons pour lesquelles ma mère avait décroché aussi vite étaient faciles à comprendre. Je possédais déjà trois dents bien acérées à ma naissance qui avaient meurtri ses tétons lors de mes frugales tétées. Mes mains étaient démesurément grandes et j’étais atteint de surcroît de la maladie de « la tête plate à la naissance », dite la plagiocéphalie. J’étais descendu trop rapidement dans le bassin de ma mère et de ce fait ma nuque se prolongeait jusqu’au-dessus de ma tête. Je ne regardais que d’un seul côté. Et jamais du sien. Cela fini par nous poser des problèmes relationnels. D’où une mauvaise interprétation de mes sentiments et une parfaite incompréhension de mon handicap. Nos relations s’étant détériorées dans le placenta me sentant depuis longtemps déjà, trop à l’étroit, j’avais revendiqué à plusieurs reprises une sortie intempestive et pour cette raison obliger ma mère à rester allongée dès le troisième mois de sa grossesse. L’exposant ainsi aux risques inévitables de phlébite et autres problèmes féminins encore plus aigus. Elle m’en garda grandement rancœur et nous avions l’un pour l’autre des sentiments hostiles. D’où une profonde répulsion lors de l’expulsion. Je ne l’ai jamais revue mais je lui ai toujours pardonnée car elle n’y était pour rien. Et moi non plus d’ailleurs ! 
 
 
 
    Si l’on regarde aujourd’hui la photo de classe de mes 13 ans, on voit une bande de gamin à la mine grise et moi au centre, l’air grave, dépassant mes camarades de vingt bons centimètres tel un piquet de tente. C’était ma façon à moi, à la fois radicale et mystérieuse, frontale et mélancolique, d’appréhender l’existence sur le chemin de ma destinée. À la périphérie des grands champs de blé et des lignes du Transsibérien, je réfléchissais comment m’extraire de la place qui m’était assignée et vivre avec mes défauts congénitaux, ma vie d’exception à venir. Après la photo, notre maître d’école nous avait surpris en proposant un après-midi de pleinair. Une étoile devait briller quelque part pour moi dans l’univers car, ce ne fut qu’à mon troisième essai que le maître me retira des mains avec précipitation, craignant une catastrophe, un javelot qu’il m’avait demandé de lancer le plus loin possible. Sans élan, j’avais par deux fois expédié l’engin dans la pelouse lointaine d’un parc pour enfants, entre les tourniquets et les balançoires, bien au-delà des limites du stade. Mon signalement fit le tour des CPAIV, commissariats du peuple aux affaires intérieures de la ville et je fus conduit séance tenante et sous escorte, dans les bureaux de l’entraîneur de notre Oblast qui dépendait de la grande fédération de Russie. Il me demanda plusieurs fois mon âge avec beaucoup de gentillesse dans la voix, on mesura mes mains avec des appareils bizarres et on m’apporta de nombreuses fois à manger dans une salle aux murs délavés. Une infirmière apposa sur mon torse, à l’arrière de ma tête et sur mes bras, une multitude d’appareils et de tuyaux en tout genre.  En fin de journée, l’entraîneur m’expliqua que pour mon bien, je ne retournerai plus jamais dans mon école. - Bien avoir compris, Sergueï, me demanda-t-il en me raccompagnant à mon escorte ? Je me contentais d’un - Da - laconique. 
 
 
 
 
    Dire que mon père vécut très mal l’épisode du javelot dans le parc pour enfant est un euphémisme, lui qui cherchait à assurer une porte de sortie digne à ma vie depuis longtemps. Tout le village se moquait. Aux yeux de mon père, c’était une humiliation de plus à assumer face aux affronts de notre propre famille, visant plus particulièrement les malformations de ma tête et de mes mains. Mon grand-père ne put supporter cet acharnement sur son petit-fils. La mort dans l’âme, je dus l’accompagner au cimetière trois mois plus tard sous les regards de dédain et de gêne de l’assistance. Cette disparition brutale et injuste, due à ma prestation hasardeuse du lancer, décupla mes forces et me donna l’occasion de faire abstraction totale de cette fameuse famille et de l’environnement hostile pendant plusieurs années. L’entraîneur de notre Oblast devenu mon entraîneur personnel m’attendait au portail de la crypte. Il me conseilla de doubler les séances de musculation à partir du lendemain. Paradoxalement, la plagiocéphalie se confirma être un atout indéniable pour la technique du lancer du javelot et me facilita bien les choses. Car même si la pratique de cette discipline s’avéra être un vrai labeur en terme d’heures de travail, mon handicap me permit de m’approprier plus rapidement les bases du lancer. Il convenait surtout de préparer l’épaule à s’enrouler, au travers de gammes spécifiques et de renforcer les muscles rotateurs internes et externes, tout en assouplissant cette partie du corps au maximum, grâce à des actions d’étirement. Mon crane aplati m’aida bien pour le passage du bras. Ce succédèrent alors des heures et des heures d’entraînement propres à un athlète de haut niveau de cette discipline traumatisante. Car dès que l’on fait un mauvais jet, on peut tout perdre. Les vibrations vont dans tout le corps et l’on peut juste se retrouver avec le dos moisi et le coude aussi. Youri, mon entraîneur ainsi que mon soigneur m’expliquèrent que les contraintes articulaires et musculaires étaient telles que chaque erreur de placement pouvait amener la blessure et que, par conséquent, l’initiation et l’apprentissage devaient installer au plus tôt les conditions nécessaires à la réalisation du geste juste. Malgré mes très fortes dispositions, je devais par ailleurs m’imposer de nombreuses courses avec le javelot pour m’habituer à conserver la posture et les alignements quoi qu’il arrive, afin de systématiser l’impulsion efficace du lanceur. En revanche de la charge de travail intense et de la fatigue ressentie, j’éprouvais énormément de plaisir à apprendre ces techniques avec mon entraîneur qui croyait vraiment en moi. Sans prétention, je peux dire que la maîtrise de ce mouvement si spécifique demande à ce que le corps de l’athlète soit à un moment donné en communion parfaite avec l’engin. Cette exigence recherchée qui est le secret de la réussite de ce sport, se situe bien au-delà des qualités physiques intrinsèques du champion ou de la grandeur de ses mains. Et c’était bien cela qui me plaisait. Par exemple, une constance du jeter réside dans le fait que le lanceur doit toujours percevoir l’alignement du javelot dans l’axe idéal et doit donc s’efforcer de placer le petit objet léger et planeur qu’il a dans la main dans un angle d’envol le plus petit possible. C’est d’ailleurs la difficulté que rencontrent la plupart des athlètes. Celle de réaliser cette subtile adéquation afin de parfaire l’alignement œil-pointe-cible comme on dit dans le jargon. Ma tête plate à moi avec laquelle j’étais né, contribua au-delà de toute espérance à la réussite du mouvement parfait. 
  
 
 
    Au village, le quotidien de mon pauvre père et de ma grand-mère n’était fait que de menaces et d’humiliations. On les blâmait de ne pas s’être rapprochés assez vite des médecins, dans le cadre des consultations prénatales et de la planification des services de santé. Et d’éviter ainsi de s’afficher avec un enfant malformé disait-on. Que ce n’était pas bon non plus, pour l’image du village disait-on aussi… Certains jours les mots se traduisaient par des actes qui pouvaient aller jusqu’à des agressions, surtout lorsque mon père se défendait de n’avoir de compte à rendre à personne. Il se trouvait donc confronter aux pires ignominies des plus basses besognes. Les gens étaient cruels et malveillants. Une nuit, devant la Datcha, on déversa un tombereau de fumier. Une autre fois du mazout fut déversé dans le petit potager de fraises situé à l’arrière de la maison de ma grand-mère. Puis ce fût, accrochée au lampadaire, la tête sanguinolente d’un sanglier offerte aux mouches durant deux jours, suivi du sucre mélangé à de la vodka et de l’urine, le tout déversé dans le réservoir de sa vieille TagA3. 
Le gouverneur de Riazan ordonna une enquête lorsque la citerne du camion de mon père qui transportait des matières dangereuses de l’industrie chimique, fut percée devant notre domicile. Mon père perdit son emploi. Bien sûr, l’enquête fut classée sans suite. La haine et la discrimination venaient d’entrer au panthéon de la bêtise et de gagner la première partie. 
 
 

    Mon apprentissage se poursuivait et entrait dans une phase plus expérimentale à l’orée de mon premier concours de lancer à 16 ans. Mon entraîneur Youri était très satisfait des résultats des tests qui me situaient déjà d’après lui, parmi la hiérarchie mondiale. Il ne se trompait pas et j’obtins des résultats au-delà de ses espérances dans un vieux stade à la pelouse jaunie de l’Oblast de Riazan. Mon père était dans les tribunes et l’émotion de ma grand-mère était à son comble devant ma performance. Ma première médaille et la première photo dans les journaux avec ma tête plate sur le podium et mes mains de boucher avaient fait le tour de mon quartier. Un soir, Youri nous invita tous les trois dans un restaurant très chic de la capitale de l’Oblast. Je me souviens que j’avais offert à ma grand-mère pour l’occasion, un châle coloré qu’elle adorait, directement tissé à Pavlov Possad. La Mecque des châles de Russie. Le repas fut des plus copieux : En entrée, Caviar de bélouga de la mer Caspienne oblige. De merveilleux choux goloubtsi farcis accompagnés de bœuf Stroganov en plat de résistance. Je fis une cure de plusieurs verres de mors. Une boisson rafraîchissante et sucrée à base de jus de baies d’airelles, de cassis et de groseilles. De la couleur du vin rouge qui m’était à moi, interdit. Ma grandmère faillit s’étrangler avec les klioukvas, ces baies enrobées de sucre de glace qu’elle raffolait. Nous fîmes une pause avant le Champanskoye1 quand Youri mit sur la table une somptueuse chkatoulki. La boîte était peinte à la détrempe. Le fond noir et le dessin s’inspirait de contes russes. Lorsque mon père ouvrit l’emballage, tous les membres du personnel entouraient notre table, directeur, chefs de rang, serveurs, cuisiniers attendaient au garde à vous. Le doigt sur la couture du pantalon. Mon entraîneur venait de m’offrir pour mes vingt ans, le survêtement rouge nuit, frappé des fameuses initiales C.C.C.P2 brodées en or au dos de la veste. La salle applaudissait à tout rompre et criait - MISSA, MISSA - Les flashs des appareils photos crépitaient. Et ma grand-mère pleurait comme une madeleine. 
  
 
 
    Si on m’avait dit ce soir-là que Barbora, mon premier grand amour était dans les tribunes, je me serais certainement dépassé, mais je n’étais pas bien. J’avais froid, une bruine tombait sur le stade depuis le début du meeting. J’étais fatigué par une semaine chargée d’entraînements, mes omoplates me faisaient très mal, mes marques sur la piste d’élan n’étaient pas bonnes et le public trop clairsemé dans les tribunes. J’avais tout de même remporté le concours avec un jet modeste. Lorsque le président du comité local me remit la coupe, il glissa une petite enveloppe blanche dans la poche de mon survêtement. Sur le moment, je fus gêné car je pensais que c’était probablement de l’argent et bien que ce fût la première fois, j’attendis d’être seul dans le vestiaire pour l’ouvrir. Il n’y avait qu’une photo d’elle. Avec au dos, un numéro de téléphone et trois mots d’une petite écriture fine et élégante :                                                           
Pour Missa .   Barbora
J’ai dû rester longtemps assis, prosterné devant cette soudaine apparition. Inquiet, Youri tambourinait à la porte des douches et m’intimait l’ordre d’ouvrir. Je mis quinze jours pour composer le numéro de ce si ravissant visage blond que je reconnaissais, pour l’avoir déjà vu dans les journaux. Je savais surtout le palmarès énorme de cette grande championne. Au record du monde du lancer féminin de 72,28 m, jamais battu. 
 
 


    Ce qui inversa la tendance dans l’ordinaire désastreux de mes deux parents fut mes premières performances d’athlète qui arrivèrent aux oreilles des déments et des damnés de mon village. Les agressions se calmèrent un peu. J’étais appelé à me déplacer fréquemment à l’intérieur des frontières de mon pays pour y disputer des meetings. Mais tout changea vraiment à Sydney quand je montai sur mon premier podium international à vingt-sept ans avec une médaille de bronze autour du cou. À l’occasion des jeux Olympiques où je représentais fièrement la Russie, mon Pays. Au retour, notre délégation fut reçue par le Président de notre chère Fédération de l’oblast de Riazan : Boris Eltsine.  C’était la première fois que j’entrais au Kremlin de Moscou. C’était aussi la première fois que j’allais à Moscou. À partir de là, les choses se précipitèrent. Je fus couronné roi du monde quelques temps après, avec la médaille d’or décrochée aux championnats du monde qui se déroulaient à Paris. Barbora souffrante cette année-là, n’avait pu m’accompagner en haut de la Tour Eiffel. Notre délégation descendit les Champs-Elysées à bord d’un car impérial. Je commençais à gagner de d’argent. Suffisamment pour lui ramener un joli diamant de la joaillerie Chaumet, place Vendôme. Puis ce fut mes médailles à Athènes, Helsinki et Munich où je battis le record du monde avec un lancer de 92,61m. Je vis monter haut dans le ciel le drapeau de mon pays où les hymnes furent joués en mon honneur. La main droite sur le cœur et les larmes aux yeux, pensant très fortement à ma grand-mère, décédée sans moi dans l’hiver. Ce n’est que lorsque je fus reçu personnellement et en grande pompe au Kremlin que les humiliations envers mon père s’arrêtèrent définitivement. Je reçu les honneurs de la nation et fus décoré deux fois de l’ordre du Mérite de la patrie. Et c’est vrai que dans la limousine qui nous ramenait mon père et moi à la Datcha, les odeurs de gloire nous enivraient. Mon père avait posé inconsciemment ou pas sa main sur ma tête. J’apparu enfin sur les télévisions du monde entier au côté des plus grands de ce monde. À la Maison Blanche et pour finir sous la coupole de Saint-Pierre au Vatican où le Pape en personne prononça le fameux « Ite missa est 3». En donnant le sacrement de l’extrême-onction à la photo de ma grand-mère qui depuis le jour de mes vingt ans, pleurait comme une madeleine sur mon cœur. 
 
 
Marc Daurargi 

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